Tahiti n'échappera pas à l'intelligence artificielle
PAPEETE, le 17 octobre 2018 – La professeure des universités et conférencière Cécile Dejoux est à Tahiti pour une série de formations dans de grandes entreprises et administrations locales. Elle y explique aux managers polynésiens comment la nouvelle révolution informatique causée par le développement de l’intelligence artificielle va profondément changer leurs métiers, même dans nos îles…
Cécile Dejoux est une experte française du management moderne et de l’impact du développement de l’intelligence artificielle sur nos métiers de demain. Elle est professeur des universités au CNAM, professeur affiliée à l’ESP Europe, intervenante à l’ENA et créatrice d’une chaire partenariale sur le futur du “learning” et sur les innovations managériales.
Elle est aussi une vraie star dans le monde de la high tech française. En 2014 L’Opinion la désignait en tête de son classement des “Défricheurs qui font la France de demain”. Ses cours en lignes, MooC, ont été qualifiés comme parmi les meilleurs au monde par Le Monde et Challenge. Ses conférences dans les entreprises du monde entier font salle comble. Elle a aussi publié huit livres sur le management moderne. Son site : ceciledejoux.com
Elle est justement à Tahiti pour quelques jours afin de donner des formations au sein d’EDT et de la Caisse de Prévoyance Sociale. Nous en avons profité pour lui demander comment cette nouvelle révolution informatique allait affecter nos entreprises et nos emplois… Et selon elle, les transformations à venir vont être radicales.
Parole à Cécile Dejoux
Que fais-tu à Tahiti ?
Je suis ici à l’invitation de Christophe Gomez, directeur du CNAM Polynésie, pour animer des séminaires pour l’entreprise EDT et pour la CPS. L’idée est de leur donner une perspective sur ce qu’est aujourd’hui la transformation numérique dans les entreprises et administrations, et comment on peut l’intégrer avec des outils simples, quel que soit son niveau et quel que soit son métier. Les compétences numériques sont l’alphabet de cette nouvelle civilisation : il s’agit de comprendre comment on capte des informations sur internet et dans l’entreprise, comment on les partage, on les granularise (NDLR : Découper en informations autonomes), on les valorise.
Ensuite je leur explique comment on change de méthode de travail grâce à des compétences d’agilité (NDLR : des techniques de management avec une approche globale au lieu d’une spécialisation ; Cécile Dejoux a publié plusieurs livres sur le Management agile), comment on innove avec des compétences de design thinking (NDLR : des techniques d’innovations développées à l’université Stanford dans les années 1980), et surtout comment l’intelligence artificielle va encore transformer nos métiers assez rapidement.
On a déjà beaucoup de solutions d’intelligence artificielle dans des outils de productique, comme dans la suite Microsoft Office, dans des logiciels pour scanner des factures, des assistants pour prendre des rendez-vous à votre place pour faciliter la gestion de votre agenda, etc. L’objectif est de donner des clés à ces managers, des pistes pour les aider à comprendre ces outils. Parce que lorsque l’on comprend, on a moins peur.
J’essaie de leur faire comprendre globalement comment les entreprises mettent en place la transformation de leur organisation. On vit dans une nouvelle civilisation, elle a des codes, elle a des langages, elle a des valeurs qui sont complètement différentes de la civilisation post-industrielle classique.
Quels sont ces nouveaux outils ? On parle des logiciels à la mode comme Slack et Trello, ou d’outils industriels ?
En fait il y a de tout. Pour le manager, vous avez raison, ce sont des outils de bureautique comme Slack, Trello ou encore Pocket. La suite Microsoft a aussi ses propres outils équivalents comme Planner ou Team. Donc l’important c’est d’expliquer à ces managers par où commencer, quels sont les avantages et les inconvénients de chaque solution et de ne prendre que les outils intéressants pour leurs métiers.
Et après dans l’industrie on a maintenant des “cobots” (NDLR : La cobotique est le domaine de la collaboration homme-robot), ce sont des machines qui viennent aider l’homme à faire des gestes pour qu’il soit plus performant, moins fatigué et plus rapide, et qui envoient ensuite les données à des intelligences artificielles. Mais ça peut aussi être des outils créés à partir d’objets connectés, qui permettent de savoir par exemple s’il y a du monde dans les bureaux, s’il faut augmenter le nombre de salles, s’il faut changer la fonctionnalité de certaines salles, etc.
Et puis il y a tout ce qui est lié à la réalité virtuelle, avec des casques comme Oculus ou Hololens. Là c’est intéressant parce que ça permet d’avoir une autre vision sur comment on va pouvoir être formés demain à des gestes, par exemple liés à la sécurité industrielle dans des centrales, à des gestes techniques dans des usines… il y a énormément de choses qui se font avec la réalité virtuelle. Donc vraiment le but est de montrer toutes ces petites fenêtres sur ces technologies, ce qui leur permettra d’aller plus loin que ce qu’ils savent déjà.
À quelle vitesse cette transformation finira-t-elle par toucher les entreprises polynésiennes ?
La première chose qui m’a sauté aux yeux c’est qu’on a vraiment un petit débit internet ici, et ça je pense que c’est un vrai frein technique. Par contre j’observe une forte volonté de transformer la culture et les méthodes de travail des entreprises polynésiennes. Je l’ai vu à EDT où j’ai fait une formation, on le voit avec le Digital Festival qui arrive.
Donc je pense que cette transformation ne sera pas limitée par un problème de volonté, mais sera peut-être freinée par internet, et ça je pense que c’est un point faible. Ça va ralentir l’adoption de nombreuses possibilités, et ce n’est pas normal qu’à Tahiti on n’ait pas encore la fibre généralisée et de plus gros débits. Mais je n’ai pas toutes les clés pour l’expliquer.
Enfin, il y a bien sûr un problème de culture d’entreprise. Quand on fait partie de la génération X et que ça a toujours fonctionné comme ça, pourquoi changer ? Donc il peut y avoir des freins. Justement, les publics auxquels j’ai eu accès sont des jeunes polynésiens de 30, 35 ans. Ils ont vraiment envie de comprendre ce qu’il se passe pour pouvoir accompagner le futur. Ils ont bien compris que s’ils ne l’accompagnent pas ils vont être disruptés (NDLR : fortement perturbé) par des concurrents, des start-up ou des vendeurs de données. Donc ces jeunes ont la volonté de faire bouger l’entreprise. Tout comme leur direction, qui m’a fait venir et a demandé au CNAM de créer un parcours de manager agile.
On voit que chez Amazon, l’émergence de ces cobots provoque des tensions chez les salariés qui doivent maintenant obéir à des robots. Est-ce que les managers vont échapper au destin de devenir des servants des machines ?
Alors vous avez tout à fait raison, il y a une transformation dans le travail. Là où je suis plus réservée, c’est qu’en fait l’intelligence artificielle, par rapport à ce qu’elle sait faire aujourd’hui puisque je ne m’intéresse qu’aux technologies qui existent déjà, elle remplace des tâches routinières et des tâches difficiles dans les usines. Le premier constat que je vois en Polynésie c’est que les gens travaillent énormément, je les vois dès 7h du matin, et à 18h ils sont toujours à leur bureau. Donc je pense que l’intelligence artificielle va les aider à travailler moins et à faire des choses plus intéressantes, à plus forte valeur ajoutée.
Est-ce que l’intelligence artificielle finira par tous nous remplacer ?
L’intelligence artificielle est incapable de faire trois choses : l’aléa, la complexité et la gestion des risques. Je m’explique. Aujourd’hui les intelligences artificielles savent répondre à un problème précis et bien délimité. Nous sommes dans ce qu’on appelle l’IA faible. On n’est pas dans l’IA forte, cette intelligence artificielle imaginée par la science-fiction, qui est générale et qui peut remplacer l’Homme. Non, on est dans l’IA faible, et elle ne sait que remplacer des tâches comme classer, organiser, collecter des données, faire de la curation, répondre aux questions basiques avec des chat box, etc. Mais tout ça, ce sont des tâches pour lesquelles les humains n’ont pas de forte valeur ajoutée.
Donc le problème est pour les gens qui n’ont pas de formation et sont dans des métiers qui demandent uniquement de l’exécution. Oui, pour eux il va y avoir un problème de déclassement et de perte d’emploi. Donc ces personnes, il faut absolument les aider à monter en compétence pour aller sur des métiers différents qui peuvent être du codage, du service, de l’accompagnement de séniors, etc. Il faut absolument développer les métiers de service pour maintenir un emploi peu qualifié.
Peux-tu nous détailler ce que les IA ne peuvent pas faire ?
Donc l’aléa d’abord. Par exemple une IA ne va faire que ce qu’elle sait faire. Par exemple vous lui donnez des photos, et elle pourra reconnaitre des personnes. Facebook a déjà généralisé cette technologie. L’aléa, c’est quand on propose à cette IA des choses qu’elle n’a jamais appris. Là elle va tout de suite aller voir un homme pour avoir la bonne information. C’est clair dans les chatbot par exemple. Dès qu’il ne sait plus répondre aux questions, il passe la conversation à un humain.
Le risque, c’est par exemple quand vous détectez un nouveau risque, ce qu’on appelle un “cygne noir”, quelque chose que l’on n’avait pas anticipé, qui n’était jamais arrivé, mais qui se produit. Ca, l’intelligence artificielle est totalement incapable de le détecter, car elle n’est programmée que sur des données passée. Donc l’homme a l’intuition, l’imagination, l’esprit critique. L’homme envisage des possibles, et toutes les grandes découvertes humaines ont été faites par sérendipité, c’est-à dire par hasard et par sagacité.
La dernière chose que l’IA n’arrive pas à gérer est la complexité. Par exemple une IA peut vous aider sur de la gestion de projet. C’est très intéressant car elle peut vous dire “voilà, il vous reste une demi-heure, donc il vaut mieux faire cette tache car vous pouvez la faire en trente minutes”. Elle peut vous accompagner à être plus productif sur un projet. Par contre sur un projet complexe où il faudra répartir des tâches entre les motivations des personnes, en fonction de la relation que chacun a avec les fournisseurs, et encore d’autres critères, on a besoin d’intuition, et surtout d’intelligence collective. L’intelligence des groupes humains est pour l’instant beaucoup plus puissante que l’intelligence des réseaux, avec uniquement des ordinateurs entre eux. Donc cette complexité est mieux gérée par l’intelligence collective d’un groupe que par des machines qui ne vont reproduire que des choses qu’elles ont déjà fait.
C’est donc là que l’on retrouve les managers. Le manager va maintenant avoir trois rôles :
– développer les relations humaines. L’important c’est l’accompagnement, les “soft skills” (NDLR : les relations humaines). Il doit devenir un manager de la relation, et non plus de la réalisation ;
– ensuite le manager doit être là pour gérer tous les bugs des machines et les problèmes liés à de nouvelles situations ;
– enfin le manager doit être là pour favoriser l’interaction homme/machine. Parce que demain on travaillera avec des machines, donc il faudra le faire accepter aux collaborateurs et il faudra contrôler les machines. Le gros des métiers de demain, ce sera sur le contrôle, sur l’interaction homme/machine, et sur les nouveaux critères de performance.
Donc à mon avis, la meilleure façon de se préparer est d’expliquer aux managers comment l’IA va petit à petit remplacer certaines tâches, comment l’IA va l’assister dans l’autres tâche, et enfin comment l’IA va augmenter le manager, lui permettre de faire des choses qu’il ne pouvait pas faire sans l’IA comme l’innovation, la créativité, la gestion des lieux, etc.